Je regarde les gens, chacun dans leurs films.
Une meuf arbore le sourire discret de
ceux qui passent une bonne journée, elle accueille les secondes qui
s'offrent à elle avec une décontraction qui se propage comme un
feu. Je ramasse les miettes et je pense à ces moments fugaces et
merveilleux où l'on court sur le fil, on cesse de subir ses
ondulations, on danse sur les ondes de choc sans flipper une seule
seconde de la chute possible. Je profite de l'influence positive de
cette apparition pour m'ancrer dans un bien être diffus, ça marche
à tous les coups, il suffit d'accepter, se laisser traverser de part
en part par la chance des autres comme on partage la sienne
lorsqu 'elle triomphe et qu'on a le cœur comme une fournaise.
Un truc qui vient avec le temps, c'est
la certitude réconfortante d'avoir avec le monde entier la ramasse
en partage. On sait que tout le monde recompte ses dents régulièrement
après s'être bouffé le trottoir. Personne n'y coupe et ceux qui
disent le contraire raconte des conneries. Pendant longtemps, je me
suis dit, comment font les gens ? Aujourd'hui je sais : ils
s'arrangent, se démènent, ils se débattent avec des spectres,
seuls les contours changent, plus ou moins flous.
On se fabrique des épouvantails, pour
chasser la merde quand elle se pointe en tsunami.Tous autant que nous
sommes, on en chie à intervalles réguliers. On se livre des
batailles sans merci qu'on cache derrière des simagrées. Je me dis
que c'est une politesse qu'on se fait les uns aux autres. On va pas
se sortir les tripes sur la table, on va pas faire un concours de
cicatrices.
Alors, entre les déconvenues, on est
plaisant, on a de l'humour jusqu'à ce qu'on en ait plus. On fait
durer la plaisanterie jusqu'à la grimace, après on se terre un peu,
la peur nous sort par les yeux.
Quand on pige que tout le monde est
terrifié, on sort de la contemplation égocentrée de nos croûtes
fraîches, sèches et enfin, disparues. C'est un cycle qui prend plus
ou moins de temps, faut pas être trop pressé.
Je pense à tout ça en regardant les
gens se serrer sur les terrasses pour avoir la primeur des rayons
encore frais d'un soleil timoré.
On se déplace avec lui, il fait ce
qu'il veut de nous.
Je les regarde et je me dis qu'eux
aussi, bien sûr, ils ont toute une liste noire de renoncements et
d'abnégations.
J'écoute des conversations, des
bribes, je me prends pour une envoyée spéciale en mission secrète.
Je prends des notes destinées à me rassurer sur une hypothèse que
je prends de plus en plus pour la vérité : nous sommes tous
cinglés.
Je vois des gens sur des barques, des
gens qui voguent au fil des flots lunatiques qui malmènent les
trajectoires. Certains ont perdus les rames, certains les ont mais
refusent de s'en servir.
Un mec arrive à côté de moi, avant
qu'il s'installe je le détaille, il porte pas loin de 700 balles de
fringues sur lui lunettes de soleil comprises.
J'ai un sourire bruyant, je regarde
discrètement son visage orange gavé d'UV. Lui c'est sûr, c'est à
bord d'un yacht qu'il traverse la vie.
Ou alors il a une barque insubmersible
et des pagaies de compèt en carbone. Un drakkar assorti à sa gueule
de con, avec tout un tas de gens qui rament pour lui...
Plus je l'observe, plus je lui souhaite
le mal de mer.
Je ferme mon carnet dans un geste
brutal, indisposée par les effluves du parfum âcre de mon nouveau
voisin.
Je rassemble mes affaires avec
l'impression d'avoir tout compris à la vie comme tous les trois
jours à peu près, quand je me perds dans des théories fumeuses qui
me consolent de ne pas avoir spécialement le pied marin. Que je
liste mes forces et procède au contrôle technique de mon
embarcation.